mon rêve familier (jo')

Elles se tenaient main dans la main, se tressaient les cheveux, parfois se les tiraient. Elles riaient, elles hurlaient, elles jouaient, elles courraient, elles pleuraient, elles se disputaient, elles s'aimaient d'un amour fort. Presque invincible. Elles se croyaient immortelles, tout le monde les croyait immortelles de par une jeunesse envoûtante. Les deux sosies côte à côte, Norah toujours tout sourire, Jordan sur le côté, prête à glisser une remarque au moindre faux pas, à admirer en silence le charisme de sa jumelle. C'était ça, le jour et la nuit, le soleil et la lune, mais surtout deux entités qui avaient besoin l'une de l'autre pour rétablir un équilibre. Un équilibre vaincu par la nature cruelle. Mais à l'aube de leur quatorze ans, le soleil n'apparut pas. Le ciel couvert de mélancolie, d'une destinée perfide. L'une assise à l'avant à dialoguer de toute son aisance, évoquer ses problèmes, ses solutions, tout ce qui remplissait sa vie d'adolescente, l'autre, Jo', renfrognée au fond de la rangée à réviser. Et là, en un fragment de seconde, une vie éclatée. Une âme brisée, éparpillée dans tout le bus scolaire. Un cri, puis le silence. Tout les corps étendus, quelques souffles lents, des mots, des murmures, des demandes à l'aide, mais en un bruit incessant, le silence de Norah. Le front ensanglanté, presque inconsciente, la poitrine compressée douloureusement contre un siège, la respiration coupée, les larmes coulant à flot, la seule chose que Jordan articula fut en vain, et d'une voix faible et tremblante:

«  Sauvez Norah, c'est Norah qui a besoin d'aide. »

Elle s'était finalement évanouie, tombant dans le néant du deuil. Elle avait perdu son autre, sa personne, son soi, son yang. Il ne lui restait plus que ses mains qu'elle revoyait toujours couvertes de sang. Il ne lui restait plus que le coeur gros, lourd de remords, de regrets, de peine d'avoir perdu son unique éclat de lumière. Il ne lui restait plus que ses cahiers où plonger son nez, remplir sa mémoire de tout pour oublier sa soeur figée dans le passé. Les études furent sa bouée quand elle coulait, et elle s'accrocha vaillamment, flottant à la recherche d'une parcelle de terre où élever son bonheur.

Alors, elle enchaîna sans grande conviction. Elle survit, ce fut tout ce qu'on lui demanda et elle le fit, la mine basse. Pas un sourire, pas un rire, pas un amour sincère, il semblait qu'elle avait tout perdu et s'enferma encore davantage, s'isolant du monde trop cruel. Seule une personne brisa la carapace, d'abord à cause d'une erreur. C'était une nuit comme une autre, sans lendemain, sans soleil, sans aube. Dans les bras d'un homme comme un autre, et en vitesse au petit matin, Jordan fila, oubliant sur place son téléphone. Une moue malicieuse, un regard complice, quelques jeux de mots intelligents et le rire se fit naturel. Une relation qui venait si aisément, quand son monde s'écroulait, quand il faisait trop sombre, il y eut le visage de cet homme qui changea tout. Jordan rencontrait Nash, et Nash bouleversait sa vie. Son nouvel astre pour l'éclairer de bienveillance, son nouveau soleil pour compenser la balancer, un ami avec lequel elle retrouvait la lumière.

Puis, finalement, ça vint sans embarras. Ils avaient envie l'un de l'autre, les règles étaient telles qu'un baiser ne pouvait nuire à leur amitié, alors ils s'offraient la douce brutalité d'un amour nocturne; amour nocturne qui se réveilla au lever de la vie. Et ce qui devait être petit plaisir devint rituel, confortable habitude. La tendresse d'une main dans ses cheveux, contre ses hanches, d'une bouche à embrasser. L'urgence d'un amour à prouver.